Étrange sodade... Difficile à traduire, elle est pourtant si significative!
Au travers de la poésie de Cesaria Evora, apprivoisez ce mélange complexe de sentiments reliant, tel un fil invisible, les Capverdiens du monde entier.
Fresque gravée représentant Cesaria Evora sur un mur de Mindelo
Mais qu'est-ce donc que la Sodade? Un petit mot agissant comme un détonateur dans l'esprit d'un Capverdien : que l'on évoque la sodade et son visage tend à se figer, son regard à se brouiller. Face à vous, il semble soudain absent, comme "ensorcelé" par ce mot manifestement évocateur. Il cherche, mais paraît bien en peine de donner une traduction ou une définition de ce terme lourd de sens.
L'impossible traduction de la sodade, sentiment de l'exilé
Il faut dire qu'il n'est pas le seul! Le concept de sodade est si subtil que les tentatives de traduction ont butté sur la difficulté d'en rendre compte fidèlement. En fait, elles ne semblent pas avoir donné de résultats probants. On dit d'ailleurs ce mot intraduisible en français. Intrigant...
La notion de sodade est pourtant connue au-delà du Cap-Vert. "Sodade" est en effet un dérivé créole de "saudade", terme portugais : les colons portugais partis outre-mer auraient exprimé leur saudade à l'égard de leur pays.
Nous y voilà! La sodade capverdienne est donc un sentiment lié à l'exil. Évident... lorsque l'on sait que plus d'un Capverdien sur deux vit à l'étranger.
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Cesaria Evora, chantre de la sodade capverdienne
Cesaria Evora, elle-même émigrée pendant un temps, chante donc le mal du pays natal dans sa chanson éponyme "Sodade", une morna écrite quelques dizaines d'années plus tôt et précédemment chantée par d'autres, qu'elle propulse sur le devant de la scène en 1992. Mais écoutons-la plutôt.
La traduction des paroles de cette chanson en dit long sur la signification de la sodade et son origine.
Qui t'a montré ce long chemin
Ce chemin pour São Tomé
Sodade, sodade
Sodade de ma terre, São Nicolau
Deux personnes s'aiment. Un couple? Un parent et son enfant? Deux amis? L'un d'eux est parti à São Tomé, île africaine du Golfe de Guinée, une autre colonie portugaise où de nombreux Capverdiens sont en exil, volontaire ou forcé : ils travaillent notamment dans les plantations de café et de cacao, échappant ainsi à la famine sévissant au Cap-Vert, dans des conditions néanmoins spartiates. Son île capverdienne d'origine, São Nicolau, voisine de São Vicente, lui manque terriblement.
Sodade... définition délicate d'un sentiment raffiné
Comment caractériser la sodade? Quelle est la teneur de ce sentiment?
Nostalgie? Sans aucun doute : la sodade exprime la tristesse et la langueur causées par l'éloignement de la terre natale, mais aussi des proches (famille, amis) et de la vie passée.
Amertume et chagrin? Certainement : "qui t'a montré ce chemin?"
Si tu m'écris, je t'écrirai
Si tu m'oublies, je t'oublierai
Jusqu'au jour de ton retour
Renoncement? Aucunement.
Certes, la sodade naît du conflit entre le besoin de partir à l'étranger et l'envie de rester au pays, d'un départ "à contrecœur", qui n'en reste pas moins un départ, accepté au fond. L'émigration a souvent été motivée, dans le passé, par la recherche de conditions de vie plus douces, voire de simples moyens de subsistance, pour les émigrés eux-mêmes et pour leurs proches restés au Cap-Vert. La séparation, de part et d'autre, est donc perçue comme un mal nécessaire.
Cependant, mêlés à la peine, pointent, au travers de l'attente, l'espérance et le désir. Souhait de maintenir le lien avec ceux que l'on a quittés : "si tu m'écris, je t'écrirai" ; aspiration, surtout, au retour, même si celui-ci reste incertain : "Jusqu'au jour de ton retour". La douceur dont est empreinte la sodade y trouve en partie son origine.
Sodade, sodade...
La sodade comme dialogue
Le mot portugais "saudade" ayant pour origine le terme latin "solitas" (ou "solitatem"), la sodade est associée à la solitude. Il est vrai que tandis que ses proches restent ensemble au Cap-Vert, l'exilé part souvent seul.
Seul? Peut-être pas tout à fait : traditionnellement, les membres de la famille au grand complet, y compris le chien parfois, accompagnent l'émigrant à l'aéroport, et restent en sa compagnie jusqu'au moment de l'embarquement, grignotant ainsi de précieux moments ensemble, gorgés d'émotion. Ils n'auront pas, ils le savent bien, l'occasion de revivre de semblables instants de sitôt. A la sortie de l'aéroport, tous assistent au décollage de l'avion puis, une fois rentrés, attendent, inquiets, le coup de fil vaguement rassurant passé à l'arrivée. Au travers de ce rituel, le lien entre celui qui part et ceux qui restent se tisse déjà.
La sodade n'est donc pas à sens unique : si celui qui part a la sodade de son pays, ceux qui restent éprouvent la sodade de leur père, de leur sœur, de leur ami désormais loin d'eux.
La chanson de Cesaria Evora l'illustre à merveille : la sodade de celui qui est parti ("Sodade de ma terre, São Nicolau") se mêle dans le même couplet à la sodade de celui qui est resté ("Qui t'a montré ce long chemin, ce chemin pour São Tomé").
La sodade est donc au fond un dialogue, certes muet, entre des esprits esseulés... en apparence seulement?
Du "Mont sodade" à Ribeira Grande (Santo Antão), les Capverdiens regardent partir leur proche migrant.
La sodade en partage
La sodade est en outre collective : chaque Capverdien ayant des proches à l'étranger (ou sur d'autres îles du Cap-Vert, qu'il voit parfois tout aussi peu), la sodade est un sentiment bien compris de tous au sein de la population et des communautés capverdiennes à l'étranger.
Ainsi multipliée, la sodade gagne en puissance. Cependant, une force contraire contribue à canaliser ses effets : amarrant l'émigré au pays qu'il a laissé derrière lui et connectant les Capverdiens de tous horizons entre eux, le partage de la sodade apporte un certain réconfort.
Que résonnent, au cours d'une fête ou d'une soirée, les premières notes de la chanson de Cesaria Evora, véritable hymne au Cap-Vert, et l'on assiste à une parfaite communion de l'assemblée, entonnant ces quelques mots sonnant comme un vibrant hommage aux "Capverdiens d'ailleurs" : "Sodade, sodade..." Émotion garantie!
La sodade, un voyage
Lorsque les traits et le sourire des êtres chers lui apparaissent en image, lorsqu'il évoque les recoins de son île natale auxquels il est particulièrement attaché, lorsqu'il se remémore les doux moments vécus, l'exilé revisite son passé. Lorsqu'il se projette mentalement au moment espéré du retour, il explore l'avenir.
Dans les deux cas, il s'est détaché de lui-même, de l'ici et du maintenant : il est là-bas, hier ou demain. Ces voyages virtuels l'invitent à s'évader, l'espace d'un instant, de son espace-temps actuel ; à oublier, pour un moment, les difficultés du quotidien, voire les galères de l'intégration.
Bien sûr, ce faisant, il reconstruit sans doute un peu son passé en revivant une sélection des meilleurs moments, qu'il embellit peut-être. Partiellement conscient seulement des effets du temps sur les réalités capverdiennes, restées plus ou moins figées dans sa mémoire, il tend aussi à idéaliser le moment du retour sur la terre natale. L'éloignement induit en effet une certaine sublimation : qu'il déguste un grog de qualité moyenne dans son petit appartement de la banlieue luxembourgeoise, et celui-ci se mue en un précieux nectar, le meilleur rhum au monde, probablement. C'est qu'à chaque gorgée, il absorbe bien plus qu'un jus de canne à sucre fermenté et distillé...
Il enjolive donc? Qu'importe! Voguant virtuellement d'un continent à l'autre au gré de ses accès de sodade, remontant ou avançant le temps selon le fil de ses souvenirs et de ses désirs, il savoure de précieuses touches d'une volupté apaisante.
Quand la sodade s'évanouit
Mais un jour, sa sodade, fidèle compagne, se volatilise tout à coup : l'heure du retour au pays, définitif parfois, temporaire le plus souvent, est enfin arrivé!
Après s'en être longtemps langui, l'émigré retrouve ses proches, sa terre... renoue avec l'ici (au pays cette fois!) et le présent.
Le retour est bien sûr toujours un petit bouleversement. La recherche de repères parfois estompés avec le temps n'enlève cependant rien à l'intensité de l'étreinte, qui révèle la force du lien. Le désir de se revoir était fondé. Le bonheur des retrouvailles n'était pas une chimère. L'espoir n'était pas vain.
La sodade, une muse
La sodade a inspiré de nombreux artistes, outre Armando Zeferino Soares, l'auteur de la chanson de Cesaria Evora, et laissé son empreinte douce-amère sur les arts du monde lusophone. Au Portugal, au Brésil, des musiciens, des écrivains, des poètes, évoquent ce mélange complexe de sentiments.
La sodade s'est par ailleurs peu à peu "affichée". A Mindelo, sur l'île de São Vicente, l'hôtel le plus proche de la maison où vécut Cesaria Evoria s'appelle "Residencial Sodade". Au Brésil, le 30 janvier de chaque année, on célèbre la saudade, dont le sens a un peu évolué avec le temps.
La sodade à l'ère numérique
Avec l'usage des technologies modernes, la sodade prend aussi une nouvelle dimension. Il n'y a encore pas si longtemps, toute sa famille restée au pays se rassemblait une fois par mois pour attendre, impatiemment, le coup de fil d'un proche installé à l'étranger. La carte téléphonique étant coûteuse, les minutes étaient comptées. Il fallait être bref. Un moment rare et précieux, essentiel même. Grâce aux moyens de communication d'aujourd'hui et à l'assistance technique des plus jeunes, les échanges sont plus fréquents, plus longs, et parfois visuels. Abolie la distance, par la magie de l'image? Envolé le manque de la chaleur du foyer et du petit pays? Pas vraiment : l'image peut même, au contraire, mettre en relief l'éloignement : l'être aimé est là, face à soi, et pourtant tellement absent! La sodade, elle, n'a donc toujours rien de virtuel...
Plus que jamais "dans le vent", elle a même intégré le langage courant : lorsque, prenant soudain conscience que "tout va trop vite", un capverdien se pose et prend contact avec une personne perdue de vue trop longtemps, il pourra dire par exemple : "N tem sodad d'bo, Konde k bo t bem espiam?" (J'ai la sodade de toi, quand viens-tu me voir?).
Contagieuse sodade...
Aujourd'hui comme hier, la sodade court donc les rues sur nos îles. Et elle est très contagieuse.
Nous en faisons le pari : à l'occasion d'une soirée partagée avec les habitants du Cap-Vert, vous vous laisserez entraîner par l'irrésistible ferveur collective et chantonnerez à l'unisson avec vos hôtes : "Sodade, sodade...". Ce moment de partage vous touchera probablement.
Et au retour, à l'évocation de vos souvenirs de vacances, vous pourriez bien vous surprendre à dire ou à penser : "j'ai la sodade de ce petit pays".
Mais d'ores et déjà, soyez rassuré : vous l'avez compris, vous seriez loin d'être le seul...